CARTON DE WIART Edmond

individual (person), CARTON DE WIART Edmond
Né à Bruxelles le 4 janvier 1876, Edmond Carton de Wiart était le plus jeune des cinq fils de Diego-Benjamin Constant Carton, avocat à Bruxelles et de Cammaerts, Marie. La famille, de souche hennuyère, s'était fixée à Bruxelles au XVIII0 siècle. Son frère aîné, le comte Henry Carton de Wiart, ministre d'Etat, joua pendant plus de cinquante ans, un rôle éminent dans la politique belge, et s'illustra comme homme de lettres. Son frère René, officier aux Guides fut lieutenant-colonel au service du Sirdar Kitchener au Soudan et reçut le titre de Bey. Son frère Maurice, Mgr Carton de Wiart, fut vicaire général du cardinal Bourne, archevê- que de Westminster. Docteur en droit et en sciences politiques de l'Université de Louvain à 21 ans, lauréat d'un concours interuniversitaire, Edmond Carton compléta sa formation en fréquentant les Universités de Paris, d'Oxford, de Berlin et de Rome. Il fut ensuite nommé professeur extraordinaire à l'Université de Louvain où il fut chargé du cours de finances publiques. Il fut aussi collaborateur et secrétaire d'Auguste Beernaert, avocat ancien premier-ministre, devenu président de la Chambre. Il entama enfin une carrière dans le monde des affaires étant nommé secrétaire de la Caisse générale de Reports et de Dépôts. Mais tout ceci qui ne constituait qu'un bon départ dans la vie professionnelle, dans le prolongement d'une brillante préparation universitaire, allait passer à l'arrière-plan parce que ce jeune professeur avait retenu l'attention du roi Léopold II. L'intérêt manifesté par Edmond Carton aux problèmes d'expansion coloniale fut, à n'en pas douter, l'élément déterminant du rôle qu'il allait remplir auprès du Souverain, âgé alors de 65 ans. Edmond Carton était en 1897 un des secré- taires du Congrès colonial lorsqu'il fut pour la première fois présenté au Roi. En 1901, il publia un livre sur Les Compagnies coloniales à charte en Angleterre au XIXe siècle. Peu de temps plus tard il fut invité à un déjeuner intime à Laeken, à l'occasion duquel il fut longuement questionné par le Roi, sans que ce dernier lui laissât soupçonner toutefois des intentions précises. Mais la même année encore, au décès du chef de Cabinet du Roi, le comte de Borchgrave, il fut à nouveau convoqué au Palais. Le Roi, cette fois, lui proposa d'assumer la charge de secrétaire du Roi, faisant fonction de chef de cabinet. Assumer à l'âge de vingt-six ans une fonction aussi éminente auprès d'un Souverain prestigieux, c'était la promesse d'un destin hors série. Aussi Edmond Carton de Wiart n'hésita pas longtemps à accepter la proposition royale et à démissionner des fonctions auxquelles il avait été récemment nommé à l'Université de Louvain et à la Caisse de Reports et de Dé- pôts. De 1901 jusqu'à la mort de Léopold II en décembre 1909, Edmond Carton de Wiart, qui fut anobli à l'époque et reçut le titre de chevalier restera aux côtés du Roi. Il est toujours difficile de déterminer avec précision le rôle joué par les collaborateurs "des Souverains. La nature même de leurs fonctions leur impose une grande discrétion et même, vis-à-vis de l'extérieur tout au moins, un certain effacement de la personnalité. Dans le cas présent, l'accès aux archives d'époque n'apporte qu'une solution partielle. Léopold II n'avait malheureusement, écrit Edmond Carton, « aucun respect pour ce qu'il appelait les 'vieux papiers', qu'il considérait comme fatras inutile ». Il fit notamment détruire massivement à la fin de sa vie, des dossiers relatifs à l'Etat indépendant du Congo. Le Secrétaire du Roi fut chargé lui-même de faire disparaître une quantité importante d'archives du Cabinet. On peut affirmer en tout cas que, du fait de ses fonctions, Edmond Carton de Wiart fut associé de près à tous les événements importants des neuf dernières anneés du règne du roi Léopold II. Or, c'est pendant cette période que les deux grands problèmes qui occupaient incontestablement la première place dans les préoccupations du Roi, le problème militaire et le problème colonial, connurent leur phase critique et décisive. Sous le règne de Léopold II, la maison militaire comprenait un certain nombre d'aides de camp et d'officiers d'ordonnance, mais il n'y avait pas de chef de la maison militaire chargé de l'étude des problèmes et de la liaison entre le Souverain et l'Armée. Ce rôle faisait partie des attributions du Cabinet du Roi. Edmond Carton de Wiart témoigna de sa conscience professionnelle en se faisant instruire en ces matières nouvelles pour lui, au cours de longues séances de travail sous la direction du lieutenant général Docteur, inspecteur généra] du Génie. Les principales questions litigieuses étaient l'abolition du système du « remplacement » et l'instauration du service personnel, et d'autre part la modernisation de la défense fortifiée d'Anvers qui devait, en cas de guerre, devenir le « réduit national ». Edmond Carton de Wiart est rapidement conscient de la gravité du problème et on trouve dans ses notes personnelles de l'époque ce cri d'alarme: Anvers, qui doit être le refuge suprême de notre armée, n'est protégé que par une enceinte de fortifications surannées d'un e ligne avancée à peine ébauchée... Nos soixante-dix années de paix nous ont tellement déshabitués de la crainte, que nous ne connaissons même plus de prudence,.. Fin janvier 1904, à son retour de Berlin où il avait rendu visite à l'empereur Guillaume II, Léopold II confia à son secrétaire ses profondes inquiétudes, suite à l'invraisemblable entrevue du 28 janvier au cours de laquelle l'Empereur d'Allemagne parla à Léopold II de ses fiers prédécesseurs, les Ducs de Bourgogne et de la possibilité, si le Roi le voulait, de reconstituer leur état sous son sceptre, projets extravagants que l'Empereur ponctua de menaces: « dans une guerre européenne quiconque ne serait pas avec moi, serait contre moi ». La conscience du danger aigu que courait la neutralité de la Belgique ne devait plus quitter le Souverain, ni son secrétaire. Si un résultat partiel fut atteint en 1906 par le vote de la loi sur la position fortifiée d'Anvers, d'innombrables démarches personnelles du Souverain et de son Cabinet furent encore nécessaires pour décider le Gouvernement à déposer un projet de loi sur le service personnel. Ce sera fait finalement le 9 juillet 1909 par le gouvernement Schollaert. Pendant les dé- bats parlementaires, Edmond Carton de Wiart dut faire parvenir au Roi chaque soir un rapport détaillé sur tout ce qui s'était passé à la Chambre et parmi les groupes. Le l o r décembre 1909 Edmond Carton put informer le Roi du vote du projet par la Chambre. Il reçut aussitôt en retour ce billet: « Ecrivez à M. Schollaert que, désireux d'être lin des premiers à le féliciter, je le prie de passer aujourdhui à cinq heures trente au Palais de Bruxelles ». C'est sur son lit de mort, le jour même où il avait subi une grave intervention chirurgicale que le 14 décembre 1909, après le vote par le Sénat, le Roi sanctionna par sa signature la loi qui avait été l'objet de ses préoccupations pendant tout son règne. Il mourra trois jours plus tard. Edmond Carton de Wiart fut sans doute mêlé plus étroitement encore à la phase finale de la deuxième grande affaire du règne: le Congo. Tout ce qui concernait en effet les projets du Roi relatifs au Congo ou à l'Extrême-Orient faisait partie des attributions propres du Cabinet. Son activité aura à s'exercer spécialement en deux domaines: d'une part les violentes campagnes déclenchées contre l'œuvre africaine du Roi, aussi bien à l'étranger, plus particulièrement en Angleterre, qu'en Belgique; d'autre part toute la phase préparatoire à la reprise du Congo par la Belgique. Pour faire face au dénigrement de l'œuvre coloniale, Léopold II n'hésita certes pas à prendre part activement au combat. Je le vis passer, écrit E. Carton de Wiart, des journées entières et une partie des nuits à sa table à écrire sans qu'il marquâ t jamais aucune fatigue. J'a i le souvenir d'un e période de trois jours pendant lesquels il poursuivit son travail de huit heures le matin à minuit, en l'interrompant seulement deux fois pendant un quart d'heur e pour prendre une légère collation, Mais le secrétaire du Roi était mis, lui aussi, intensément à contribution, et chargé constamment d'intervenir auprès de diverses personnalités. C'est ainsi que le Roi le pria de se rendre chez le Nonce, pour lui demander ... s'il n'y aurait pas moyen que lui-même ou Rome ou les évêques belges (le Cardinal) écrivent en Allemagne et en Angleterre aux Cardinaux et aux évêques pour que les journaux catholiques dans ces pays cessent leurs injustes accusations contre le Congo, qu'on attaque seulement pour le piller... Il fut chargé aussi d'obtenir en Allemagne des articles dans la presse par le Dr Trimborn, membre du Reichstag qui était de ses amis. Il entreprit de même le grand financier anglais, Sir Ernest Cassel, ami personnel d'Edouard VII. Lorsqu'on apprit qu'un membre influent de la Chambre des Communes, Herbert Samuel allait interpeller le Gouvernement sur les « atrocités congolaises » le Roi pria E. Carton de Wiart de traduire d'urgence en anglais un gros volume écrit par le Baron Descamps L'Afrique Nouvelle, de faire imprimer cette traduction et de l'envoyer aux membres les plus connus de la Chambre des Communes. Le tout dut être réalisé en moins de quinze jours. L'avant-veille de l'ouverture des débats quelques centaines d'exemplaires furent remis au domicile des destinataires. En relatant cette performance dans ses souvenirs, E. Carton de Wiart signale qu'elle lui valut de la part du Roi ces mots dont il n'était pas prodigue: « C'est bien, je vous remercie ». Mais jusqu'à la reprise du Congo par la Belgique la campagne de dénigrement n'allait pas cesser de rebondir. Pour y répondre efficacement il fallait faire preuve d'imagination. En 1904 tant le pamphlet haineux de Morel, secrétaire de la « Congo Reform association » que le rapport réquisitoire de Roger Casement, bénéficiant du crédit que lui conférait sa qualité de consul général à Borna, impressionnèrent fâcheusement l'opinion publique. C'est en 1917 seulement qu'on saura que ces deux accusateurs étaient des agents secrets au service de l'Allemagne ce qui entraîna l'exécution capitale pour le second et une lourde peine de travaux forcés pour le premier. A l'époque E. Carton de Wiart suggéra de répondre du tac au tac et de charger un de nos consuls de rassembler quelques données sur les abus graves qui existaient dans certaines colonies anglaises d'Afrique. Le Roi rejeta résolument cette suggestion par un billet: Nous avons raison, nous ne devons donc pas faire à l'égard des Anglais ce que nous les blâmons de faire en ce qui nous concerne. Nous avons le droit et le devoir de repousser les^ calomnies, dire que ce sont des calomnies et que l'histoire de la paille et de la poutre est toujours vraie. Il serait nuisible d'aller au delà... C'est en 1906 que les discussions relatives au Congo acquirent un grand degré d'acuité. Dans une lettre publique aux secrétaires géné- raux qui dirigeaient les différents départements de l'Etat indépendant, le Roi ne reniait certes pas le legs que dès 1889 il avait fait par testament à la Belgique. Certains passages toutefois, notamment ceux qui tendaient à justifier les grandes Fondations « Domaine de l'Etat » et « Domaine de la Couronne » alimentèrent les discussions et les critiques. Le temps semblait venu de passer à la réalisation effective du legs. Une sérieuse étape fut franchie lorsque la section centrale de la Chambre des représentants fut complétée par des délégués de tous les partis et transformée en Commission spé- ciale, appelée Commission des XVII. Il lui incombait de discuter d'une part du projet de traité de remise du Congo à la Belgique et d'autre part du projet de loi qui devait devenir la charte de la nouvelle Colonie à naître. Le chevalier Carton de Wiart fut chargé par le Roi de suivre de très près les travaux de la Commission des XYII et de faire régulièrement rapport au Souverain. Mais son rôle dépassera largement celui d'un simple observateur-rapporteur. Il ne tardera pas à percevoir, tant de la part des instances gouvernementales1 et parlementaires que de la part du Souverain lui-même un manque de détermination dans la poursuite du projet, un certain scepticisme sur son opportunité et une tendance à laisser traîner les choses. Or E. Carton de Wiart était ... persuadé que dans l'intérêt même d u Roi, la reprise ne pouvait plus attendre et qu'il fallait aller de l'avant ... Pouvait-on risquer de rendre le transfert impossible parce que la Belgique, en tardant à l'effectuer, aurait laissé à d'autres le temps d'accomplir la spoliation qu'ils méditaient? C'eût été pour le règne de Léopold II une tâche ineffaçable. Fort de cette conviction E. Carton de Wiart ne cessera de se dépenser activement pour éviter cette issue funeste. Il s'agissait d'abord d'éviter que la Commission des XVII ne devienne un forum pour les adversaires de la politique royale. Le Roi adressa à cet effet à la Commission une note préparée par son secrétaire: Il faut que ne soient pas adressées au Gouvernement une foule de question, de demandes de renseignements dans des buts cousus de fil branc. l e legs d u Congo n' a ni son pareil ni son précédent. Sans les efforts d u Congo et de ses cinq mille vaillants pionniers belges, les chambres n'auraient à s'occuper ni de la loi coloniale, ni de la loi de reprise. Malgré cela le dernier débat à la Chambre a surtout été dirigé contre la lettre du Roi (aux secrétaires Géné- raux de l'Etat Indépendant) et même contre sa gestion de l'Etat Indépendant du Congo. Le même esprit de méfiance et d'ingratitude va-t-il animer les délibérations des XVII. S'il devait en être ainsi, une grande réserve s'imposerait à l'Etat indépendant relativement à ses communications... Cette admonestation ne manque pas d'effet puisque les questions les plus insidieuses et les plus malveillantes sont écartées et qu'est retenue seulement une question très générale posée par le député Cooreman, sollicitant un rapport précis à établir par les secrétaires gé- néraux de l'Etat Indépendant. Dans sa note au Roi du 26 février 1909, son secrétaire pourra écrire: Presque tout le monde, même dans l'opposition semble animé du désir de ne pas poser d'acte désobligeant ou attentatoire à la dignité de l'Etat d u Congo, et les personnes citées plus haut m'on t toutes répété que si l'on pouvait communiquer à la Commission un rapport de l'Etat un peu détaillé pour ne pas paraître ne rien vouloir dire, on écarterait définitivement toutes les questions ajournées. Dans une note du 24 mars 1907 E. Carton de Wiart expose au Roi, séjournant à cette époque dans le midi: Les Ministres disent que s'ils doivent considérer la marche des travaux de la Commission des XVII comme satisfaisante jusqu'à ce jour en somme, ils estiment avoir obtenu un succès en faisant écarter les questions Beernaert, Va n der Velde, etc. pour y substituer la question Cooreman qui par sa généralité rend la réponse plus aisée, et en faisant admettre l'idée d'u n rapport au Roi Souverain à communiquer seulement à la Commission. Ils disent que de la nature de ce rapport dépendra l'aboutissement ou l'échec de la Commission et que le Roi ne peut se faire une idée des difficultés que rencontrent les personnes les plus dévouées à la bonne cause par suite de l'impression de scepticisme et de méfiance à l'égard des plus nobles intentions que les campagnes abominables du Patriote, de la Gazette etc. sont parvenues à semer dans certains milieux. Les notes se succèdent et sont souvent quelque peu désabusées. Celle du 30 septembre 1907 signale que... la tactique actuelle de M. Beernaert et de M. de Lantsheere semble être d'entraver par toutes sortes d'objections le travail de la Commission, et en général M . Hymans et Masson les assistent. Les socialistes Va n der Velde et Bertrand continuent à s'absenter... D 'après celle du 22 octobre 1907, « il semble que la majorité, même M. Schollaert et M. Wœste ne soutiennent pas très énergiquement les textes du gouvernement ». Les lenteurs de la Commission des XVII, l'atmosphère dans laquelle se déroulent les débats affectent profondément Edmond Carton de Wiart. Les notes de l'époque le révè- lent: Je broie d u noir et mes pensées sont amères. Bientôt va s'ouvrir la session du Parlement, celle pendant laquelle devrait se résoudre, enfin, la question de l'annexion du Congo et cette solution que mon cœur de patriote eût voulu voir enlever dans un élan d'enthousiasme, je la sens maintenant entourée d'écueils nombreux et redoutables... Le projet de loi coloniale est presque élaboré par les XVII — le traité dé reprise est presque rédigé — nous pouvons espérer que le Parlement va plus ou moins prochainement être saisi de l'un et de l'autre. Mais dans quelles conditions? i.e Cabinet a laissé sentir qu'il ne possédait pas une grande force, et les menées de Beernaert ont eu le temps dé saper sa position. En Angleterre la bande des soi-disant « Congoreformist » redouble d'ardeur et d'impudence. Bref la situation est noire... C'est finaUmsnt le 3 décembre 1907 que le projet de traité de reprise était déposé au Parlement, tandis que la Commission des XVII poursuivait l'étude de la Charte Coloniale. Dans ses souvenirs E. Carton de Wiart relate les propos désabusés qu'inspira au Souverain la manière dont son legs était accueilli: En somme vous verrez que le Congo échappera à la Belgique. Les autres se le partageront. Ce sera très honteux, mais cela vaudra peut-être mieux. Si l'on veut faire la reprise, le projet va commencer par être balloté entre Dieu sait combien de ministères! ... et si l'annexion est prononcée on gouvernera la Colonie en dépit d u bon sens et ce sera une honte perpétuelle. E. Carton de Wiart était, écrit-il: désespéré de cette amerture ... quelle douleur de l'entendre parler ainsi, lui le Créateur même du Congo affectant d'envisager avec indifférence sa perte par la Belgique... Après que le Roi, sur les instances du premier Ministre Schollaert se fut résigné à renoncer à la « Fondation de la Couronne », dont les ressources lui permettaient, sans les entraves des procédures parlementaires normales, d'exécuter tels grands travaux ou d'assumer telles dépenses exceptionnelles, les deux projets, traité de reprise et Charte Coloniale furent votés par la Chambre le 20 août 1908, respectivement par 83 voix contre 59 et 9 abstentions et 90 voix contre 48 et 7 abstentions. La loi fut promulguée le 8 octobre 1908. Pour le Roi, écrit E. Carton de Wiart: ... cette journée avait été celle de l'abdication définitive de son empire personnel d'outre-mer, et il ressentait une grande amerture dé la manière dont le transfert avait été effectué. La reprise ne s'était pas opérée comme l'acceptation reconnaissante d'u n acte généreux et patriotique du Souverain, mais dans une atmosphère de méfiance qui ressemblait presque à une réprobation de son rôle. Du fait de sa position très proche du Roi, Edmond Carton de Wiart fut sans doute un des seuls à percevoir cette amertume. Henry Carton de Wiart, le député qui, sur le terrain parlementaire avait agi avec la même foi et la même ténacité que celles dont son frère avait fait preuve dans les coulisses du pouvoir, avait gardé de l'événement un souvenir plus joyeux. Lorsqu'on fêta en 1946 ses cinquante années de vie parlementaire il déclara: Parmi tant de séances qui se raniment au rétroviseur de ma mémoire, une des plus belles fut sans doute celle du 20 août 1308, où après d'interminables complications l'annexion d u Congo fut enfin votée ... Jules Renkin avait magnifiquement porté tout le poids du projet et je me souviens qu'en rentrant le soir après ce vote au petit village d'Hastière-par-delà, oii nous passions ensemble de courtes vacances, nous y arrivâmes chantant à tue-tête, réveillant de notre allégresse les échos endormis de la vallée. Si le Congo et la défense nationale furent les problèmes principaux de la fin du règne de Léopold II auxquels Edmond Carton de Wiart se trouva associé, ils ne furent certes pas les seuls. Il fut notamment chargé par le Roi de mener des négociations très complexes, particulièrement avec le banquier milliardaire américain, Pierpont-Morgan, dont le but était de permettre la construction et l'exploitation par les Belges du chemin de fer Hankow-Canton, de même qu'avait été réalisé par eux sous la direction du grand ingénieur Jadot le chemin de fer Péking-Hankow. L'opposition chinoise empêcha le projet d'aboutir. Malgré l'avantage financier considérable que lui procure la cession obligée de ses titres, le Roi conçut un vif désappointement de cette occasion manquée d'expansion belge en Extrême-Orent. Edmond Carton de Wiart vécut de très près la phase finale de la création de la « Donation Royale ». Pendant des années une opposition tenace et souvent pathétique, invoquant le droit successoral touchant à l'ordre des familles, avait contrarié l'intention du Roi de léguer à l'Etat belge la plus grande partie de son patrimoine immobilier personnel. Finalement fut promulguée le 31 décembre 1903 la loi approuvant la généreuse donation du Roi. Dès le début Edmond Carton de Wiart fera partie du Comité créé par arrrté royal, chargé d'administrer selon les vues du Souverain les biens transférés à l'Etat. Il ne cessera de faire partie du conseil d'administration de la « Donation Royale » pendant plus de cinquante ans, et c'est à juste titre qu'on pourra dire à son décès que nul mieux que lui « ne connaissait les volontés et les véritables vues du Donateur et c'est avec une grande énergie jamais affaiblie qu'il a veillé à ce qu'on ne s'en écarte jamais ». C'est à peu près pendant un temps aussi long qu'Edmond Carton de Wiart assuma un autre mandat dans la ligne des problèmes avec lesquels il avait eu l'occasion de se familiariser au Cabinet du Roi. Il fut en effet pendant quarante six ans Président de la Commission royale des monuments et des sites. Comment aurait-il pu être mieux préparé à cette tâche qu'en assistant pendant neuf ans un Souverain dont la pensée et l'action en matière d'urbanisme et de conservation des sites furent d'une lucidité et d'une ampleur exemplaires. En 1905 Edmond Carton de Wiart eut la satisfaction de prendre part à la célébration du 75® anniversaire de l'indépendance belge. Il ne fut pas étranger sans doute aux discours que le Roi prononça dans les différents chefslieu de province au cours de visites triomphales. Ces discours étaient chaque fois l'occasion pour le Roi de défendre les idées qui lui étaient chères. Le plus retentissant fut celui qu'il consacra, à Anvers, aux intérêts maritimes et portuaires de la Belgique. Une assistance de tous les jours, une réelle intimité — Edmond Carton de Wiart séjournera par exemple pendant dix jours à Ciergnon, et passera trois mois avec le Roi à Villefranche à bord du yacht Alberto — créeront entre le vieux Souverain et son jeune collaborateur des liens de réelle affection. Il verra le Roi pour la dernière fois tard dans la soirée du 16 décembre 1909, reposant calmement et alors qu'on commençait à reprendre espoir. Mais dans la nuit même il fut informé que le Souverain avait rendu le dernier soupir, suite à une embolie. On devine l'émotion de celui qui tout jeune avait eu le privilège de participer activement à une des périodes les plus riches de l'histoire de Belgique. Après cette expérience unique Edmond Carton de Wiart reprit ses activités antérieures dans le monde des affaires. Il fera une longue carrière à la Société générale de Belgique, où lui sera conféré le titre de directeur. Il faisait ainsi partie du principal organe de décision de cet important établissement qui à l'époque cumulait encore les activités bancaires et de holding. Il siégera, souvent en qualité de Président, dans les conseils de très nombreuses sociétés du groupe de la Société Générale. Mais Edmond Carton de Wiart, devenu baron dans l'entre-temps ne perdit pas pour autant le contact avec le Palais ni avec le Gouvernement. Le roi Albert qu'Edmond Carton de Wiart, pendant son service auprès de Léopold II, avait eu maintes fois l'occasion de rencontrer alors qu'il était prince héritier, ne manquera pas de faire appel à plusieurs reprises aux conseils de l'ancien collaborateur de son oncle. Pendant la guerre 1914-1918, après avoir servi comme soldat volontaire dans un régiment de carabiniers, il rejoignit au Havre le Gouvernement de Broqueville et reçut mandat de représenter le Gouvernement belge auprès de la « Commission for relief in Belgium » fondée par Herbert Hoover. Il fut également délégué financier du Gouvernement à Londres. II fut enfin chargé par le gouvernement pré- sidé par Léon Delacroix de participer comme expert aux travaux de la délégation belge à la conférence de la Paix à Paris en 1919. Sa grande préoccupation à cette conférence fut d'obtenir la reconnaissance d'un droit de priorité pour la Belgique dans le règlement des indemnités pour la réparation des dommages de guerre. Le 17 février 1919 il rédigea un memorandum en ce sens contresigné par les autres conseillers belges pour les questions industrielles, financières et commerciales, Mrs Trasenster, G. de Hemptinne, Canon-Legrand, Hautain et A. Galopin. Le 20 mars de la même année il n'hésita pas à écrire au premier ministre pour exprimer ses regrets que nos plénipotentiaires n'aient pas au début des débats posé comme question préjudicielle le droit de la Belgique à la priorité de la réparation de ses dommages de guerre. D'où nécessité d'escarmouches quotidiennes dans des sous-commissions. Après le dépeçage actuel de l'actif de l'Allemagne qu'est ce qui restera encore disponible, se demande-t-il, pour la Belgique? Et devant l'attitude, qu'il juge trop passive, de nos plénipotentiaires, il va jusqu'à offrir sa démission, ce qui ne semble pas avoir eu de suite. Membre du Comité exécutif du monument érigé à la gloire de Léopold II, dû au talent du sculpteur baron Vinçotte, le baron Caron de Wiart aura la joie d'assister à l'inauguration de cette très belle statue le 15 novembre 1926, de même qu'à une séance d'hommage qui se déroula à cette occasion au théâtre royal de la Monnaie. C'est le hasard qui associa Edmond Carton de Wiart à l'événement particulièrement tragique du décès accidentel du roi Albert. II avait en effet une résidence de campagne à Marche-les-Dames et fut ainsi tout naturellement parmi les premiers à participer aux recherches sur les lieux de la disparition. C'est à lui que revint la douloureuse mission de ramener la dépouille mortelle du Roi à Bruxelles. Les rapports du baron Carton de Wiart avec le Palais ne seront pas interrompus au cours du règne de Léopold III. Autant avant qu'après la guerre de 1940- 1945 on retrouve la trace de ses interventions. En 1939 il fut associé aux préoccupations du Roi au sujet du maintien de la paix. Il lui écrit le 30 juin 1949: ... j'a i cherché ce qui pourrait être fait dans l'ordre d'une entente entre certains petits pays, pour contribuer au maintien de la paix, soit immédiatement, soit à une échéance plus iointaine, Il préconise en définitive un message qui serait signé par le Roi, la Reine des Pays-Bas et d'autres chefs de petits Etats, à la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie. II joint un projet de message. Il rencontrera à cet effet M. Beyens, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas. Après la guerre, tous ses efforts vont tendre au retour du Roi. Il sera un des plus ardents défenseurs du recours à une consultation populaire. Il écrit notamment le 21 fé- vrier 1946 au ministre De Schrijver qu'il lui paraît souhaitable d'amener les dirigeants socialistes et libéraux à accepter l'idée de pareille consultation. Il imagine l'éventualité d'une consultation en deux actes. Par un bulletin A la population aurait à se prononcer sur le principe même de la consultation, le bulletin B concernant le point de savoir si le Roi pourrait reprendre l'exercice de ses pouvoirs. En cas de résultat négatif de la consultation A, les bulletins B seraient détruits. Par une lettre du 2 octobre 1948 au général Ley il appuie l'idée de créer un Comité national pour la consultation populaire. Le 18 février 1949 il écrit à Winston Churchill pour lui signaler sa profonde déception au sujet de certains passages des Mémoires de l'ancien chef du Gouvernement britannique qui paraissent à cette époque dans le journal Le Soir. En 1950 le l o r ministre, M. Eyskens ainsi que les ministres comte Henri Carton de Wiart et Devèze chargèrent le baron Carton de Wiart et M. Max Léo Gérard qui avaient été les secrétaires des deux pré- décesseurs du Roi — de se rendre auprès de Léopold III afin de connaître, en vue de fixer les attitudes à adopter par le Gouvernement selon les résultats de la consultation, les intentions du Roi dans les différentes hypothè- ses possibles. Les deux émissaires furent reçus par le roi Léopold et leur rapport daté de Cannes le 7.3.1950 envisagea l'abdication comme possible, un doute subsistant toutefois dans l'hypothèse où le nombre de oui se situerait dans la zone dangereuse: entre 55 et 60 % des voix. Le 2 juin 1951, le baron Edmond Carton de Wiart recevra du comte Weemaes, secré- taire du Roi, le texte de la lettre remise la veille au premier ministre Pholien annonçant pour le 16 juillet au Palais de Bruxelles la cérémonie d'abdication. On pourrait croire qu'après cette issue dramatique, si profondément décevante pour lui, le baron Carton de Wiart, à l'âge avancé qu'il avait atteint, vivrait dorénavant de ses souvenirs. Il n'en fut rien. Par arrêté du Prince royal du 26 juin 1951, le baron Carton de Wiart fut nommé Grand Maréchal de la Cour. Il avait à l'époque soixante-quinze ans. Et c'est ainsi qu'après avoir été le plus jeune chef de Cabinet ayant jamais exercé ces fonctions, il deviendra cinquante ans plus tard le grand maréchal le plus âgé ayant jamais été nommé. Sa mission était, en principe, temporaire. Il l'assumera jusqu'en février 1954. Le communiqué du Palais du 22 décembre 1953, annonçant sa retraite dans le courant du mois de février, ajoutait: Il compte plus d'u n demi-siècle au service de la Dynastie, et les membres de la famille royale lui ont exprimé les témoignages de leur gratitude au cours d'une réception intime. Outre le titre honorifique de ses fonctions, Edmond Carton de Wiart obtint par arrêté royal du 1er mars 1954 le titre de comte. Le grand cordon de l'Ordre de Léopold lui fut également conféré. Ce n'est pas abusivement, on l'a vu, que le communiqué du Palais se référait à cinquante années de dévouement à la dynastie, même si les fonctions exercées à temps plein au Palais se limitent à deux pé- riodes de respectivement neuf et trois ans. Et d'ailleurs après la retraite en février 1954, on trouvera encore la trace de contacts du comte Carton de Wiart avec le Souverain. Lui qui avait eu l'occasion de suivre avec grand intérêt le long voyage d'études effectué au Congo par le Duc de Brabant, futur roi Albert Ier , va se passionner de même pour le voyage triomphal effectué dans ce même Congo en 1955 par le roi Baudouin. Il s'occupe, avec les instances responsables, des dispositions à prendre au retour du Roi, et envoie au Roi au Congo une note pour lui exposer l'importance d'un retour à Bruxelles grandiose, à la mesure du succès remporté au Congo. Le comte Edmond Carton de Wiart s'éteignit à Bruxelles le 2 décembre 1959, à l'âge de quatre-vingt trois ans. La comtesse Edmond Carton de Wiart, née de Moreau de Bioul, continua, jusqu'au décès de la Reine Elisabeth en 1965, à assumer auprès d'Elle les fonctions de dame d'honneur, fonctions qu'elle aura remplies pendant trente cinq ans.   .

Sources : Archives du Palais royal, Bruxelles. — Baron Carton de Wiart : Léopold II: Souvenirs des dernières années 1901-1909. — Comte Louis de Lichtervelde : Léopold II. — Col, B.E.M. Stinglhamber et Paul Dresse: Léopold II au travail. 

© Académie Royale des Sciences d'Outre-Mer, Biographie Belge d'Outre-Mer, t. VII-B, 1977, col. 48-61

 
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